Temps
difficiles pour les reveurs
Nous quittons Kyoto le 9 decembre au soir, direction Tokyo.
Notre bus quitte la ville a 23h00 precises. C'est un bus moderne,
silencieux et confortable. Comme toute chose au Japon, parfaitement
propre. Une voix d'hotesse desincarnee tient les passagers
au courant, a travers des haut-parleurs invisibles, de l'avancee
du bus ou de la temperature exterieure.
C'est a travers des details comme ceux-la qu'on mesure le
chemin parcouru... nous repensons a nos bus improbables d'Iran
ou du Pakistan, leur souvenir ici semble impregne d'un gout
de mythe ou de legende. Le mot "voyage" avait alors un autre
sens, on avait l'impression d'arracher a la route chaque kilometre.
Nous peinons a trouver le sommeil devant l excitation grandissante
a l approche de Tokyo. 5h30, nous arrivons. La fraicheur du
matin nous saisi dans notre reveil difficile. La gare de Tokyo
est vide et silencieuse... une ombre passe de temps a autre.
Un fou rire nous prend devant cette situation irreelle. Ou
est la frenesie de l'activite nocturne de cette megalopole
mythique ? Ou est la confusion des neons et de la circulation
? Rien, la ville dort profondement.
En attendant l'heure de trouver un hotel, nous regardons Tokyo
s'eveiller lentement.
Nous ne trouvons pas la ville aussi inhumaine et demesuree
qu'on le dit. Comme toutes les grandes cites, elle presente
plusieurs visages : calme et tradition autour du palais imperial
et des nombreux temples ; affairement dans le quartier de
Shibuya, sur les trottoirs duquel on dit que plus de deux
millions de personnes se croisent chaque jour ; loisirs et
exces en tous genres dans le quartier de Shinjuku, ou s'allignent
sous le clignotement des enseignes les restaurants, bars,
salles de jeux, clubs...
Si nous arrivons maintenant a trouver quelques minces reperes
dans l'univers japonais, il nous semble toujours aussi difficile
d'etablir un contact, de depasser ce rapport humain quasi-mecanique,
fait de gestes et de formules de politesse interminables.
Le Japon nous est d'une extraordinaire complexite : impossible
de savoir comment on se positionne dans les relations avec
autrui, a quel moment on est juste, a quel moment grossier...
le visage en face reflete toujours la meme expression immuable,
le meme sourire poli et impenetrable. Parfois, nous nous faisons
l'effet d'elephants dans un magasin de porcelaine...
Sitot arrives a Tokyo, notre priorite est d'essayer de trouver
un navire, cargo de preference, pour traverser le Pacifique
et rejoindre l'Amerique du nord. Nous connaissons depuis l'Inde
les regles tres strictes qui regissent a la fois l'entree
dans les ports et les compagnies de marine marchande. Nous
tentons malgre tout d'entrer dans le gigantesque port de Tokyo
: en vain.
Aux bureaux des affreteurs et des compagnies maritimes que
nous essayons, nos requetes sont noyees sous les sonneries
des telephones et le crepitement des fax. Le caractere original
de notre projet lui enleve d'emblee tout credit. Nouvel echec...
Alors il nous faut nous faire une raison, mettre notre orgeuil
et nos obsessions de cote : on ne voyage plus aujourd'hui
comme au temps de Phileas Fogg. On peut a present faire le
tour du monde en quelques dizaines d'heures, mais on ne peut
plus le faire n'importe comment.
Notre seule pretention, le seul reel defi que nous nous soyons
vraiment fixe, aura ete de faire le tour, le vrai tour, du
monde : parcourir la surface de la Terre dans un meme mouvement,
aussi leger et continu qu'un souffle, sans jamais la quitter.
Ce voeux, en apparence assez simple, etait en fait bien naif.
La surface de la terre, aujourd'hui, n'est plus de celles
qu'on parcourt librement. Elle releve d'interets bien plus
hauts que ceux de quelques reveurs, et l'absolu n'a pas de
valeur marchande...
M'sieur Verne, ne nous en voulez pas trop : le monde a bien
change, et plutot dans le sens que vous redoutiez...
Alors, ce sera l'avion : nous repartons des ce soir pour Osaka,
pour un vol demain vers San Francisco. Mince consolation :
la rapidite du trajet ne va rien nous epargner du choc culturel
qu'on doit eprouver a passer d'un pays aussi subtil et raffine
que le Japon a un autre qui... comment dire ? Cristallise
en nous un melange confus de doutes et de craintes...
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