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La chose
etait d'abord fugace, puis elle est tres vite devenue tangible...
finalement, nous y sommes : la terre est bien ronde, nous
abordons par l'autre bout le monde que nous avons quitte il
y a 55 jours. Notre voyage change : terminees les contrees
lointaines et mythiques, les improvisations aventureuses,
le parfum de l'inconnu...
En un sens, nous prenons le chemin du retour, et dans sa derniere
ligne droite, le Tour du monde en 80 jours nous fait passer
par quelques uns des plus excessifs et terribles enfants du
XX eme siecle : Shanghai, Tokyo, New-York, Londres...
Shanghai,
d'abord... Nous quittons Kunming le 29 novembre. Environ 2500
km nous separent de notre destination, et nous les couvrons
en 48 heures de train. Nous sommes maintenant habitues aux
longs trajets. Le train-couchettes a bord duquel nous voyageons
est confortable, mis a part la musique omnipresente que des
haut-parleurs hurlent de 7h a 22h... encore cette fois nous
estimons-nous heureux d'echapper au karaoke, qui est en Chine
une veritable institution.
Les autres passagers nous adressent une indifference bienveillante,
nous nous nourrissons des provisions de bols de nouilles deshydratees
que nous avons achetees avant le depart. Au bout de 48 heures
de voyage, Shanghai arrive enfin et nous apparait comme une
recompense...
Kunming
nous avait deja surpris, mais ne nous avait pas prepare a
Shanghai : nous arrivons a la nuit tombee dans l'immense gare
de la ville. Devant son parvis nous acceuillent les tours
de verre et d'acier, qui ici sont partout presentes, resserees
le long des rues et des avenues, surplombant tout et arrosant
la ville du clignotement frenetique de leurs neons.
Notre hotel se situe au bord de la riviere Huangpu, pres de
cette promenade, la croisette de Shanghai en quelque sorte,
qu'on appelle le "Bund". De l'autre cote de la riviere,
c'est le quartier d'affaires de Pudong, qui s'etale aux yeux
du visiteur comme une vitrine soignee de la Chine moderne
: les plus hautes et les plus impressionnantes tours de la
ville s'y concentrent, brillantes de projecteurs et de lumieres,
exhibant sur leurs facades transformees en ecrans geants des
publicites qu'on regarde depuis la berge opposee...
La vue est saisissante, et encore : sur cette rive qui apparait
deja comme une jungle dense de tours, on distingue jusqu'a
perte de vue les grues qui en construisent de nouvelles. Les
mauvaises langues disent que ces tours sont et seront, pour
la majeure partie, quasiment inoccupees...
Nous nous laissons ennivrer deux jours par Shanghai : dans
son outrageante modernite, ses ambitions et ses reves de luxe
qui s'etalent sur les vitrines des grandes avenues, la ville
degage un singulier parfum de provocation et de scandale,
dans cette Chine si contradictoire.
Nous quittons
Shanghai et la Chine le 4 decembre. Dans la brume et sous
la pluie, le ferry qui nous emporte vers Kobe au Japon descend
la riviere. Pendant 20 km, nous longeons des docks et des
entrepots, croisons barges et cargos qui sortent de la brume
comme des spectres. Puis c'est la mer de Chine. Que nous traversons
sous la tempete...
Notre bateau, pourtant si propre et si moderne, prend rapidement
des airs de vaisseau fantome : les vagues et les embruns lavent
le pont, les passagers sont invisibles, l'equipage livide.
Le 6 decembre,
le Japon, enfin... Nous debarquons a Kobe et decidons de faire
un premier stop a Kyoto, seulement a une heure de train de
la.
Kyoto alterne rues modernes et anonymes, vastes avenues commercantes
et animees, et quartiers d'habitations paisibles. Surtout
Kyoto, l'ancienne capitale imperiale du Japon, compte de nombreux
temples et jardins dont le raffinement touche a la fois l'esprit
et les sens : eau, pierre, terre, plantes (rouge et jaune
des feuilles d'erables, troncs tortures des pins...), sont
agences dans des compositions delicates et subtiles concues
et entretenues depuis parfois plusieurs siecles.
Plus que tout autre pays que nous avons traverse, le Japon
nous deroute : par la proximite des modes et des niveaux de
vie, tout semble au premier abord similaire. Mais des que
l'on s'approche, les points de repere se derobent...
Hier soir, nous arpentons Shijo dori, l'une des avenues animees
de la ville. Une facade bariolee et couverte d'inscriptions
que nous ne comprenons pas retient l'attention de Gilles.
Il s'approche prudemment de la porte en verre fume, presse
le bouton d'ouverture...
En meme temps que la porte s'ouvre, une hotesse deguisee en
Pere-Noel surgit comme liberee par un ressort et nous hurle
"Merry Christmas" en s'inclinant d'un mouvement
mecanique.
Derriere elle, nous entrevoyons une centaine d'appareils a
mi-chemin entre le flipper et la machine dans lesquelles des
dizaines de personnes jettent avec frenesie des poignees de
billes metalliques.
Dans un chuintement, la porte se referme sur la scene. Gilles
cligne des yeux .
Ces scenes ou d'autres, pour nous insolites, se repetent partout
et nous laissent chaque fois un peu plus perdus. Le Japon
offre quelque chose de bien plus profond qu'un simple voyage.
Pour nous, c'est un jeu de cache-cache permanent entre les
codes et les references.
Nous quittons
Kyoto pour Tokyo demain soir. Nous sommes impatients de rejoindre
ce mythe urbain et vertigineux ou nous nous ferons un plaisir
de nous perdre.
Surtout, il nous faudra preparer a Tokyo notre passage vers
les Etats-Unis : toutes nos tentatives et nos demarches pour
trouver un bateau qui nous fasse traverser le Pacifique ont
jusqu'ici echouees. C'est donc un nouvel exercice d'improvisation
qui nous attend la-bas... |